La rébellion tunisienne entre dans sa quatrième semaine. Le peuple enrage contre l'État, ce régime policier si cadenassé. La raison de cette ire populaire ? Un chômage qui grimpe...
La rue tunisienne entre dans sa quatrième semaine de rébellion. Deux, trois jours de turbulence plébéienne n’ont jamais fait de mal à aucune dictature. Quand on entre dans la durée, la poussée de fièvre se change en pathologie lourde. Ce n’est plus une révolte, c’est autre chose. Quoi ?
Les touristes ne perçoivent pas toujours que la Tunisie, sous un dehors convivial et bon enfant, est gouvernée par un des régimes policiers les plus cadenassés de ce monde. Exemple : Vous êtes coincé dans un embouteillage dû au passage du cortège présidentiel. Vous téléphonez à votre petite amie pour vous excuser du retard : « Je suis bloqué par ce con de président. » Dix minutes plus tard, les flics interceptent votre voiture à un barrage, vous conduisent au poste où l’on vous rosse comme plâtre à titre d’avertissement. Bien heureux si vous ne finissez pas dans un cul de basse-fosse. Voilà le sort des bourgeois voiturés.
Quant au bas peuple, rouable et tabassable à merci, il ne se risque ni à un mot, ni à un geste de travers, il sait trop ce qui l’attend. Pour les dix millions de Tunisiens, on compte plus de fonctionnaires de sécurité que pour les 65 millions de Français. Contrôlé par la terreur et les guetteurs, le pays est pétrifié devant un président, lui-même poulet de haute volée, qui connaît la musique. Pas une fissure de liberté autre que le simulacre de multipartisme propre à faire taire des ambassadeurs occidentaux au démocratisme chatouilleux. Appuyé sur sa réputation d’Eden touristique et de champion des succès économiques, le régime baigne depuis une vingtaine d’années dans une béatitude de tous les instants. La famille présidentielle se remplit les poches, la poignée de démocrates casse-cous en prend plein la gueule, les chômeurs et salariés miséreux crèvent la dalle ou sombrent en immigrés clandestins et les vacanciers bronzent. L’ordre règne, que demande le peuple ?
L’ordre régnait. Le 14 décembre, le peuple a ouvert sa grande gueule et ne l’a pas bouclé à ce jour. Une Intifada à la mode de chez nous déferle sur un régime qui ne sait plus ou mettre de la tête. Sousse, Sfax, Gabès, toutes villes réputées pour leur docilité exemplaire, entre en rébellion. Les premiers jours, la police, pensant bien faire, a tiré à balles réelles, histoire de tuer l’Intifada dans l’œuf. Les deux morts attisèrent au contraire la rage. Manifestations, grèves de lycéens, avocats en mutinerie, intellectuels déchaînés, syndicats mobilisés, volées de lacrymos, diplomates échevelés, ministres affolés, l’impeccable tyrannie prend le visage du bateau ivre. Et tout ça pourquoi ? Parce qu’un jeune homme s’est immolé par le feu.
Mohamed Bouazizi, 25 ans à Sidi bou Zid, ce maudit mardi, avait comme à l’accoutumée, exposé son étalage de légumes sur le trottoir. Eduqué à l’Université, Mohamed, seul soutien de sa mère et de la marmaille, n’a pas déniché d’autre job. La moitié des jeunes sont au chômage dans cette ville cernée de montagne, coupée du monde au fin fond d’une cuvette ; lui tirera quelques dinars de ses tomates. Mais la police s’en même. Papiers ! Marchandises saisies. Mohamed au désespoir. Comment acheter le pain, l’huile et la semoule ? Comment se venger des flics ? Il n’a qu’une balle à tirer : sa vie. Il s’asperge d’essence et flambe. On se précipite à son secours. Trop tard. La ville a tout compris. Elle aussi bout de colère. Depuis vingt ans elle serre les poings, elle grince des dents et patiente en silence. Cette fois c’en est trop, la rage éclate. A Sidi bou Zid, dans les villes voisines, plus loin, jusqu’à s’étendre à tout le pays. En s’enflammant, Mohamed a mis le feu au pays. Les balles, les morts n’y font rien. Par un prodige suffocant, la peur s’évanouit. Le gouvernement terrorisait le peuple et voilà que le peuple terrorise le gouvernement. Par une inconcevable opération des dieux, la peur change de camp. La police tremble, la rue met les menottes au pouvoir.
Rien n’est plus étranger à la Tunisie et au Maghreb que l’immolation par le feu. Par quelle voie mystérieuse l’idée a-t-elle pu s’infiltrer jusqu’à Sidi bou Zid, jusqu’au bon Mohamed Bouazizi (que D. ait son âme), nul ne le saura jamais. Trois jours plus tard, un autre jeune homme se suicide en s’accrochant à un fil de haute tension. Une jeune maman cherche à en faire autant serrée contre ses deux enfants (on coupe à temps l’électricité de la ville). Et si un jour cent enfants, main dans la main, s’électrocutaient pour protester contre la misère de ce temps ?
La Tunisie est citée partout en exemple d’une réussite éclatante de la mondialisation. A bon entendeur.
A lire dans son contexte (marianne2.fr/guy sitbon)
Commentaires